La vallée de l’Aust

Froide, désolée et peu accueillante. C’est ainsi que beaucoup qualifient la vallée de l’Aust. Il est vrai que cette terre a des étés très courts et des hivers longs et rigoureux. Seuls les plus vigoureux tentent d’y vivre, ou les plus fous. Car au-delà du froid qui y règne, certaines légendes prétendent que cette vallée est habitée par une timide mais impitoyable créature. Personne ne l’a jamais vue. Ou, du moins, ceux qui semblent l’avoir vue n’ont jamais pu témoigner de son apparence. Pourtant, au dire des gens habitant plus bas dans la vallée, dans la petite bourgade de Tamidouc, surplombée par l’abbaye qui lui a donné son nom, construite à flanc de montagne, elle est effrayante. S’ils savaient…

C’est par une belle journée de septembre que j’arrivais en début d’après midi à Tamidouc. Comme toujours, mes pas m’avaient conduit là sans réel but, bien que je connaisse les rumeurs sur cette vallée et ces étranges disparitions et morts. Je m’y étais rendu uniquement par curiosité, pour continuer mon recensement de la faune, de la flore et du folklore de Bretaigne. J’avais d’ailleurs découvert une espèce d’orchidée que je ne connaissais pas encore, et dont j’avais pris le temps de faire un croquis, le dos chauffé par le soleil, prenant des notes sur la hauteur et les caractéristiques de cet orchis rose tacheté.

J’aperçus l’abbaye bien avant la bourgade. L’édifice de pierre, bâti sur l’adret, est construit avec des matériaux extraits de la montagne où il s’adosse. D’apparence assez austère avec ses petites ouvertures pour contrer la rigueur de l’hiver, les religieux qui y vivent, subsistant grâce à leur production de fromages au lait de vaches réputés dans une grande partie du pays et à leurs cultures sous serre lors des longs mois d’hiver, sont cependant très accueillants. C’est d’ailleurs chez eux que je logeais au début de mon séjour dans cette partie basse de la vallée. Leur mode de vie ascétique convient parfaitement au voyageur que je suis.

Je passais tout un mois à déambuler dans la bourgade et sur les plateaux tout autour, à remonter quelque fois le cours de l’Aust sur plusieurs kilomètres, explorant les environs toujours armé de mon matériel à dessin. De vastes étendues de prairie où les troupeaux viennent paître durant la courte saison chaude, quelques arbres rendus rabougris par le climat difficile, la hauteur vertigineuse de certains monts et le doux chant de l’eau fraîche et pure de l’Aust, tout cela m’enchantait.Je ne découvris pas de nouvelles espèces, mais les paysages de montagne ont ceci de particulièrement enchanteur par leur grandeur, leur immensité, et par leur météo si changeante et imprévisible. Lors de mes nombreuses pérégrinations, je trouvais souvent refuge dans un des burons que les pâtres occupaient pendant la saison chaude, surpris par un orage soudain, une ondée diluvienne, une averse de neige ou tout simplement par la nuit.

C’est justement après une nuit dans un refuge de pierre et d’ardoise que je retournais au village. La présence inhabituelle d’une bonne cinquantaine de personnes à mon arrivée sur ce qui fait office de place centrale me fit interroger les locaux sur les raisons de tant d’agitation. J’appris ainsi que le fils aîné du bourgmestre était porté disparu. Il était parti pêcher dans l’Aust deux jours auparavant, et n’était pas revenu à la nuit tombée comme il le faisait habituellement. Je voyais bien que tous étaient inquiets, et que même s’ils n’en parlaient pas, ils pensaient tous à cette créature dont j’avais moi-même entendu parler au fil de mes voyages. Ils étaient tous effrayés par cette chose qu’aucun d’eux n’avaient jamais vue. J’avais échangé quelques mots avec Joan, le jeune homme disparu, en plusieurs occasions. C’était ma foi une personne agréable, de constitution plutôt solide et adaptée à ces contrées assez hostiles. Son éducation était limitée mais c’était pour autant quelqu’un d’intelligent et vif d’esprit. J’avais, comme tout le monde au village, peine à croire que cet homme de 23 ans se soit perdu alors qu’il avait toujours vécu dans cette vallée. Il lui était forcément arrivé quelque chose. L’existence de cette créature n’ayant jamais été attestée, elle n’était pour moi que conte de bonne femme pour effrayer les enfants désobéissants le soir à la veillée. L’imaginant blessé quelque part là haut après une chute causée par une pierre traîtresse sous le pied, je proposais d’aller à sa recherche. Mon annonce fut suivie d’un lourd silence et tous me regardèrent.

« Tu n’es pas d’ici, Raimond Ravenpike, pourquoi donc irais-tu chercher mon fils ? m’interrogea tristement le bourgmestre.

— Justement parce que je suis un étranger, et que je ne crois pas en la présence de cette bête dont aucun de vous ne parle, mais qui occupe tous vos esprits. Des rumeurs dont j’ai eu vent, ceux qui ont été retrouvés ne portaient aucune marque ou blessure. Ils ont tout simplement été surpris par le froid et ont erré jusqu’à ce que…

— Comment oses-tu ? gronda-t-il. Comment oses-tu remettre en question alors que tu ne sais pas ce que nous vivons ici depuis toujours ? »

Je le fixai, prenant le temps de réfléchir avant de répondre. Sa face rougeaude tremblait d’émotions, peur, colère et chagrin mêlés.

« Vous avez raison, je ne suis pas l’un des vôtres. Et c’est justement parce que je n’ai pas certains a priori que je vous propose mon aide. Quand bien même cette chose soit en cause, ne souhaitez-vous pas retrouver votre fils, vivant ou mort ? S’il s’avère qu’il est déjà trop tard, il est préférable de le ramener ici afin qu’il repose en paix parmi les siens, plutôt que seul dans ces montagnes. »

Le bourgmestre émit un petit son étranglé, puis renifla. Il hocha la tête pour acquiescer mes propos.

Comme s’ils avaient attendu ce signal, les villageois me préparèrent rapidement des provisions, et l’on m’indiqua les endroits où Joan avait l’habitude de se rendre. Je les connaissais pour m’y être déjà rendu, et il serait difficile de me perdre puisque l’essentiel de ma quête devait m’amener à remonter tout simplement le cours d’eau. On me donna également un chaud manteau en peau de mouton et une cape de cuir pour me protéger de la pluie et de la neige qui tombait déjà par averse depuis quelques jours. Alors que je remerciais chacun d’entre eux, le bourgmestre s’approcha, me tendant un épais bâton de marche que j’acceptais. Équipé, je m’éloignais. Plus vite je retrouverais cet homme, plus vite je serais revenu au village.

Rapidement, les plaques éparses de neige firent place à un manteau blanc immaculé le long de la pente. L’Aust traçait son chemin à travers la poudreuse qui craquait sous chacun de mes pas. Le vent souffla de plus en plus fort, et des larmes dues au froid coulaient de mes yeux que je tenais mi-clos pour les protéger. Mes mains petit à petit me brûlaient sous la morsure de cet air glacial. Je marchais aussi longtemps que me le permis la lumière pâle du jour, observant tout autour à la recherche d’un quelconque indice qui me permettrait de retrouver le jeune homme. Je trouvais refuge dans un buron avant la nuit et je me réchauffais tant bien que mal grâce à de la bouse séchée que je fis brûler, en grignotant un bout de fromage avec un peu de pain, puis décidai de dormir.

Je ne sais depuis combien de temps je me reposai lorsque j’ouvris les yeux, surpris dans mon sommeil par des chuchotements. Je me redressai dans l’obscurité, prêtant l’oreille. À l’extérieur, le vent s’était tu. Il s’agissait bien d’une voix que je percevais par delà les murs de pierre de mon abri de fortune. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait. Le cœur battant, je me levais sans faire de bruit pour me rapprocher de la porte dans le but de mieux percevoir cette voix. Alors que j’approchais du battant de bois, je fus pris d’une intuition. Et si c’était le jeune homme disparu ?

« Joan ? » appelai-je.

Aussitôt, les chuchotements cessèrent, et je perçus le bruit de la neige qui craque sous des pas, le son s’amenuisant alors que ce qui était là s’éloignait. Sur ma nuque, mes cheveux se dressèrent. Il y avait eu quelqu’un devant l’abri. Quelqu’un. Ou quelque chose. Je fermais les yeux et secouais la tête pour me persuader que non, cela ne pouvait pas être cette fameuse créature qui hantait la vallée. Ce ne devait être que le vent, après tout, que j’avais pris pour une voix alors que je sortais à peine du sommeil. Mais dans ce cas, qu’est-ce qui m’avait réveillé ? Probablement le froid, pensai-je alors que je grelottais.

Je retournais sur mon couchage de fortune et tachais de me rendormir. Mais guettant malgré moi le moindre son extérieur, je ne refermais pas l’œil de la nuit. Je pris un repas frugal et rassemblait mes affaires dès que la faible lueur du petit matin filtra à travers les pierres disjointes de mon abri. Une sorte d’inquiétude s’empara de moi alors que j’allais ouvrir la porte pour sortir, mais je me raisonnai rapidement, reconnaissant que j’avais été victime d’une hallucination due au sommeil. Et je sortis.

Mon pied resta en suspend au dessus de la neige. Cette dernière portait des traces de pas étranges, ressemblant à l’empreinte d’un pied humain, mais d’une taille bien plus imposante. La poudreuse devant la porte était piétinée et l’on voyait clairement les traces s’éloigner vers le sommet des monts. Je restai figé dans cette position quelque peu ridicule, le regard suivant les empreintes qui ne pouvaient pas être les miennes, puisqu’elles s’éloignaient vers le haut de la montagne, alors que je venais moi-même du bas de la vallée. Je ne pouvais que me rendre à l’évidence. Quelqu’un ou quelque chose était venu juste devant la porte dans la nuit. Devais-je alors considérer que j’avais bien entendu ces chuchotements qui m’avaient tiré de mon sommeil ? En tout cas, quoi que fut cette chose, cette créature, elle ne semblait pas agressive, puisque le simple son de ma voix l’avait faite fuir. Par conséquent, ce qui était venu me rendre visite au cours de la nuit n’était pas responsable des disparitions et morts que le village de Tamidouc déploraient. Je repris donc mes investigations au fil de l’Aust après ces pensées encourageantes.

Le froid était mordant, mais le soleil brillait dans le ciel, et la réverbération de sa lumière sur la neige m’éblouissait parfois. Mais je continuais de suivre le cours d’eau, m’aidant du bâton confié par le bourgmestre pour avancer dans la poudreuse immaculée. Je m’arrêtai parfois, observai autour de moi avec un émerveillement sincère pour cette immensité vierge de toute présence en dehors de la mienne, tout en restant attentif aux signes pouvant me révéler la présence de Joan dans les environs. L’eau de l’Aust clapotait gaiement entre les pierres, et son chant était ponctué par le crissement de mes pas écrasant les flocons tombés dans la nuit.

Alors que je m’étais assis afin de me sustenter, il me sembla apercevoir à une trentaine de mètres en amont une silhouette qui se dirigeait vers le couvert de quelques maigres pins. Je me redressai aussitôt, scrutant avec attention les mouvements de cette forme sombre. L’apparence était humaine, aussi je hélais cette personne et me dirigeai vers elle.

« Ola ! Joan ! »

Je fus surpris de voir que la silhouette, après s’être tournée vers moi, hâta le pas pour se réfugier dans le petit bois. Intrigué, je continuai cependant mon avancée. De toute évidence, il ne s’agissait pas du fils du bourgmestre, mais cette personne pourrait peut-être me renseigner sur celui que je cherchais. Je suivis donc ses traces dans la neige, appelant de temps à autre, mais personne ne me répondit. Je me demandai de qui il s’agissait, et surtout comment il lui était possible de vivre seul dans cette montagne. J’établissais des dizaines d’hypothèses concernant cette personne que je suivais, mais aucune ne me paraissait vraisemblable. La seule manière de connaître les raisons de sa présence en ces lieux était tout simplement de lui poser la question et recueillir sa réponse. Mais tout à mon pistage, je me fis surprendre par la nuit dans un endroit que je n’avais jusque là jamais exploré. Je me mis à pester contre moi-même pour m’être montré aussi imprudent. Par chance, la lune éclairait la neige et je distinguais les traces laissées devant moi.

Progressivement, le vent se leva. Tout d’abord douce brise, il devint rapidement aussi cinglant que du blizzard. La neige se mit de la partie et je perdis mes repères sur le sol. Aveuglé par les nombreux et épais flocons, je ne voyais plus rien au delà de trois pas autour de moi. Quel idiot ! J’avais oublié une des règles élémentaires lorsque l’on progresse en montagne. J’étais désormais condamné à poursuivre jusqu’à trouver un abri ou que le temps devienne plus clément, ou me laisser choir là où je me trouvais et attendre, que le froid m’emporte, du secours qui ne viendrait probablement pas. Je continuai à marcher, le mouvement me permettant de conserver une certaine chaleur et me donnant, selon moi, davantage de chance que d’attendre que cela passe.

J’ignore combien de temps j’errai dans cette neige toujours plus épaisse qui gênait ma progression. La tempête sembla durer des jours et des jours. Par moment une pâle lueur éclairait quelque peu les choses autour de moi, mais ma visibilité était très limitée. Mes provisions étaient terminées depuis quelques temps. Il n’y avait que de la roche, de la neige et de la glace. Quel endroit désolé ! J’étais fatigué, j’avais froid et j’avais faim, épuisé par le vent qui me soufflait régulièrement de la neige au visage. À bout de forces, je finis par perdre connaissance.

Il me sembla entendre des chuchotements indistincts tout près de moi et percevoir une faible chaleur qui entourait mon corps, et je fournis un énorme effort pour m’extirper des ténèbres dans lesquelles j’avais sombré. J’ouvris les yeux et ne distinguai tout d’abord pas grand chose. Le vent semblait s’être arrêté. J’ignorais où je me trouvais, mais une forte et écœurante odeur animale m’enveloppait. Je remuais pour tenter de me redresser, et aussitôt les chuchotements cessèrent. Je sentis que l’on me déplaçait, et réalisai que l’on me portait. Observant mieux autour de moi, je vis que j’étais entouré de fourrure. Celle au-dessus de moi fut soulevée, et une énorme face hideuse me regarda. La terreur s’empara de moi instantanément en voyant cette parodie de visage déformé, doté de trois yeux noirs et globuleux entourant ce qui semblait être un appendice nasal ressemblant à une trompe atrophiée. La peau était couverte de squames purulents et de poils sales. Juste sous les deux yeux qui soulignaient le nez, une ouverture dans laquelle je vis ce qui devait être des dents, de forme étrange, d’un jaune marronnasse répugnant. Je compris qu’il s’agissait d’une bouche, dépourvue de lèvres. Cette vision cauchemardesque me tétanisait de peur. Je la fixai, incapable de bouger pour tenter de m’échapper ou d’émettre le moindre son. Quelque chose que je pris tout d’abord pour un tronc d’arbre m’effleura doucement la joue, et les chuchotements entendus plus tôt reprirent, plus proches. La voix était douce, agréable, et avait des intonations tristes. Je compris qu’ils émanaient de cette créature immonde et puante, et que ce que j’avais pris pour un arbre était en fait une sorte de doigt. Le contraste était saisissant entre l’apparence de cette créature et ses intentions. En effet, bien que ce fut difficile à croire, c’était à cette abomination que je devais d’être encore en vie. Elle m’avait trouvé et tenu au chaud dans ses bras, et faisait montre d’une incroyable douceur dans ses gestes. Peu à peu, ma terreur fit place à une sorte de fascination pour cet être que je découvrais et dont nulle part je n’avais lu ou entendu la description. L’odeur qui émanait de ses poils épais ne m’incommodait plus autant et je tendis ma main vers cette fourrure étrange pour en tâter l’aspect. La créature me fixait de ses yeux noirs sans ciller, et il m’était impossible de savoir ce qu’elle pouvait penser ou ressentir. J’ignore encore pourquoi j’ai décidé si rapidement de croire que cet être était inoffensif. Probablement parce que s’il avait dû attenter à ma vie, se servir de mon corps comme nourriture, il l’aurait fait pendant ma perte de connaissance. C’est en tout cas ce que je me suis dit sur l’instant, et ce que je persiste à penser.

Je me redressai en position assise, et observai autour de moi. La créature me permit de découvrir l’endroit où nous étions en écartant davantage ses membres supérieurs, et je m’aperçus que ces derniers avaient deux coudes, et que les mains ne comptaient que quatre doigts dépourvus d’ongle. Nous nous trouvions dans une sorte de renfoncement dans la roche de la montagne, à l’abri du vent. La neige continuait de tomber, mais la fourrure de mon bienfaiteur me tenait chaud. De ses énormes doigts, il me tendit un bout de viande crue, qui paraissait infiniment petit entre ces boudins de chair sale, et quand bien même cette nourriture ne me parût pas appétissante, elle semblait saine. Aussi, affamé comme je l’étais, je ne fis pas le difficile et mangeai. La créature émit de nouveau ces curieux chuchotements, comme si elle approuvait mon appétit, et alors que je mastiquai vigoureusement la viande, elle me caressait la tête doucement du bout des doigts, comme une mère veillant et félicitant son enfant. Ce fut cette analogie qui me fit penser qu’il s’agissait d’un être femelle, mais là encore, j’ignore si c’est bien le cas. Pour autant, je doute que le genre de cette drôle de bête soit le plus important. Ce que je retiens, c’est que je lui dois la vie.

Après m’être sustenté, ma curiosité était toujours aussi piquée. Puisqu’elle émettait des sons, j’entrepris de tenter de communiquer avec elle. Me désignant de l’index tout en la fixant, du moins, en essayant, car je dois reconnaître que je ne savais pas vers quels yeux regarder, le surnuméraire ne me rendait pas la chose aisée, je verbalisais mon identité en articulant exagérément. Elle me regarda en silence.

« Raimond Ravenpike », dis-je.

Puis je la montrai du doigt, en faisant en sorte d’avoir un air interrogateur sur mon visage. Sa face restait neutre mais elle était attentive à ce que je faisais et disais. Après une bonne vingtaine d’essais, il me sembla percevoir une réponse.

« Austen Zaindaria ? » répétai-je, mon doigt toujours pointée vers elle.

Et elle répéta. Austen Zaindaria. Était-ce donc ainsi que cette créature se nommait ? Était-ce le nom de sa race ? Je décidai que c’était là son identité, pour plus de facilité. Ce jeu dura encore un bon moment, et elle finit par répéter mon propre nom. Je la félicitai en caressant le dessus de son énorme main, dont la mienne ne recouvrait qu’un quart. Elle pencha la tête de côté en émettant une sorte de gloussement, puis elle se coucha sur le flanc. Ses yeux dépourvus de paupières restaient donc ouverts, mais je compris à sa respiration un peu plus lente qu’elle dormait. Je décidai d’en faire autant, me blottissant contre elle afin de profiter de la chaleur de sa fourrure.

Une légère pression sur mon épaule me sortit de mon sommeil. Je clignais des yeux pour m’habituer à la lumière blanche du jour, et vis Austen Zaindaria à côté de moi. C’était elle qui m’avait réveillé. Je constatai que le vent avait cessé, et que c’était la réverbération du soleil sur la neige fraîche qui m’éblouissait. Je me levais vivement, comprenant que le mauvais temps était passé et que j’allais pouvoir retourner dans la vallée. Ma sauveuse me regarda rassembler mes affaires, et je lui expliquai mes intentions de repartir, même si je doutais qu’elle comprenne. Alors que je saisissais ma besace, cette horrible créature lança comme un hululement et quitta notre abri de fortune. Intrigué, je la suivis, mais j’étais fortement ralenti par l’épaisseur de poudreuse. À seulement quelques mètres de là où elle m’avait conduit après m’avoir trouvé dans la tempête, elle plongea la main dans la neige, et en extirpa quelque chose qu’elle me présenta en me nommant, chuchotant d’autres choses qui m’étaient incompréhensibles. Mais j’aurais parlé son langage que je n’y aurais pas fait attention, car, l’essuyant doucement, le débarrassant tant bien que mal de la neige et de la glace qui le couvrait, c’était Joan qu’elle tenait devant moi. L’expression de son visage figé était telle que je reculai d’un ou deux pas. Ses traits exprimait une terreur sans nom. Ses yeux étaient agrandis par l’effroi. Sa bouche ouverte semblait pétrifiée sur un hurlement sans fin d’épouvante. Qu’avait-il vu qui lui eut fait si peur ? Mon regard se leva et je crus avoir une réponse. Austen Zaindaria avait-elle essayé de lui venir en aide à lui aussi ? C’était probable. En me rappelant la terrible panique que j’avais ressenti en la voyant, je compris que c’était possiblement là la cause de la mort de ce pauvre Joan. Je m’approchai et posai mes mains sur les doigts d’Austen qui chuchotait toujours et hululait. J’eus soudain une grande pitié pour cet être si laid et difforme. Son apparence était sa malédiction. Car aussi bienveillante qu’elle soit, elle était condamnée à faire fuir, à effrayer malgré elle celles et ceux qu’elle cherchait à aider. Bien que visuellement horrible, sa différence la destinait à une vie de solitude. Il m’apparaissait soudain évident qu’elle ne chercherait pas la présence des hommes s’il existait d’autres membres de son espèce. Je la fixai longuement, gravant dans ma mémoire le moindre détail de son hideuse face, et je remarquai qu’un liquide brunâtre s’écoulait lentement de ses trois yeux. Elle pleurait. Ma gorge se serra devant ce constat.

« Je suis désolé, Austen Zaindaria », murmurai-je.

Elle me tendit encore le corps de Joan, comme pour me signifier qu’elle s’excusait, pour me le confier, et je hochai la tête pour acquiescer.

« Je vais le ramener auprès des siens, tu as raison, pensai-je à voix haute. Mais j’ignore où nous nous trouvons par rapport au village et comment le transporter jusque là-bas ».

Elle pencha sa grosse tête, et, ramenant Joan tout contre elle dans un geste délicat, le serrant au creux de l’un de ses bras étranges, elle tendit son autre main vers moi. Dans un élan de confiance aveugle, je m’approchai d’elle et elle me prit contre elle à mon tour. Puis elle se mit en route, marchant à grands pas dans la neige qui craquait sous ses pieds et qui formait des agglomérats sur sa fourrure.

Me repérant à la hauteur du soleil dans le ciel, j’estimai qu’elle avançait depuis environ une heure lorsque je reconnus les lieux. Au loin, j’apercevais la masse sombre de l’abbaye de Tamidouc, et estimai que nous atteindrions le village une vingtaine de minutes plus tard. L’abominable créature se dirigea vers un bosquet d’arbres rabougris et, sous ce couvert ridicule, me déposa au sol, ainsi que Joan, avec des gestes encore une fois très délicats et doux. Elle ne pouvait pas se rapprocher sans prendre le risque d’être remarquée par les habitants de la vallée, et je compris aisément qu’elle voulait éviter une telle rencontre.

« Raimond Ravenpike », chuchota-t-elle en me regardant.

Je ne savais que répondre. J’acquiesçai avec un triste sourire.

« Merci, Austen Zaindaria », dis-je d’une voix peu assurée.

Elle caressa mes cheveux avec tendresse, émit une série de murmures que je ne compris pas et s’éloigna rapidement. Je la regardai partir, ému. Je n’avais passé que quelques heures avec cette créature et je comprenais pourtant toute la tristesse de ses paroles inintelligibles. Je restai planté là jusqu’à ce qu’elle disparaisse à ma vue. Alors seulement je me mis en mouvement. Je portais le cadavre raide et froid de Joan dans un buron proche, et rejoignis le village ensuite. Porteur de mauvaises nouvelles, je n’en fus pas pour autant mal accueilli. Au contraire, on me donna une soupe chaude à manger près d’un feu de cheminée réconfortant. J’indiquai au bourgmestre l’endroit où j’avais déposé son fils, incapable d’aller plus loin avec sa dépouille sur le dos. Les habitants furent unanimes. C’était forcément le démon terrible qui habitait ces montagnes qui avait tué Joan. Un instant, je fus tenté de leur expliquer qu’ils avaient tort. Mais devant face à tant de conviction haineuse, je décidai de me taire. Les gens étaient si persuadés de ce qu’ils avançaient qu’ils ne m’auraient jamais cru si je leur avais dit ce qu’il en était vraiment. Peut-être même que certains, aveuglés par leur peur et leur haine de l’inconnu, auraient traqué Austen Zaindaria pour l’abattre, au lieu d’essayer de la comprendre. Et puis, combien d’entre eux auraient succombé à la frayeur en la voyant ? Je ne voulais pas ajouter davantage de malheur à cette vallée. Le lendemain matin, je quittai Tamidouc, attristé de voir que peu de gens sont prêts à essayer de comprendre ce qu’ils ne connaissent pas, que peu d’entre eux sont capables de voir au-delà des apparences. Les hommes ont peur de ce qui est différent d’eux. La peur les rend haineux, et la haine les fait tout détruire.

Encore aujourd’hui, il m’arrive, lorsque je suis dans un massif montagneux, de regarder autour de moi, pensant à Austen Zaindaria, cette créature affreuse à l’odeur immonde si généreuse et bienveillante.

POUR RAPPEL, JE SUIS L’AUTRICE DE CE TEXTE ET DONC: ARTICLE L. 111-1 DU CODE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE (CPI) « L’AUTEUR D’UNE ŒUVRE DE L’ESPRIT JOUIT SUR CETTE ŒUVRE, DU SEUL FAIT DE SA CRÉATION, D’UN DROIT DE PROPRIÉTÉ INCORPORELLE EXCLUSIF ET OPPOSABLE À TOUS. CE DROIT COMPORTE DES ATTRIBUTS D’ORDRE INTELLECTUEL ET MORAL AINSI QUE DES ATTRIBUTS D’ORDRE PATRIMONIAL »

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